La terre sans mal

Quel est le mal dont l'Autre Terre est précisément exempte?
La Terre sans Mal, c'est d'abord un lieu d'abondance: le maïs y croît de lui-même; les flèches s'en vont seules à la chasse. Plus de travail donc. Pas davantage de règles de mariage; ni prescriptions, ni proscriptions: "vos filles donnez-les à qui bon vous semble!", disaient les Karai, les Prophètes. C'est-à-dire que le Mal (travail, loi) n'a pas d'autre origine que la société elle-même.
La Terre sans Mal c'est le contre-ordre, la plénitude dans la subversion. C'est aussi et enfin le lieu d'immortalité, cependant qu'ici-bas les humains naissent et meurent. Tout se passe comme si telle était la correspondance entre l'ordre social des règles (lequel implique le travail et l'échange, l'effort et l'obligation) et l'ordre naturel de la génération (lequel implique naissance et mort), qu'il suffit d'abolir celui-là pour se libérer de celui-ci.
Une religion, donc, qui détruit l'état de société : dans les tribus tupi-guarani pré-colombiennes, elle s'engendra sous l'action et par le Verbe des Prophètes, qui annonçaient la possibilité de parvenir, au terme d'exodes qui furent bien réels, jusqu'à la Terre sans Mal, lieu d'abondance, anti-société, lieu d'immortalité.
Hélène Clastres
Née en 1936 et décédée en 2023, Hélène Clastres et une ethnologue française, spécialiste d'anthropologie religieuse et politique, chargée de recherche au CNRS. Elle a réalisé des missions de recherches au Paraguay, chez les Indiens guayaki et guarani en 1963, au Brésil chez les Guarani en 1966, au Venezuela chez les Indiens yanomami en 1975. La Terre sans Mal est désormais un classique de l'anthropologie.